Annexe 3 – Circ. n° 51-2023

Affaire n°2023-849 DC Loi de financement rectificative  de la sécurité sociale pour 2023

 

 

Argumentaire déposé par la Confédération Force ouvrière concernant  la loi de financement rectificative de la sécurité sociale (LFRSS) pour 2023

 

 

  1. La loi n° 2022-1616 de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2023 a été promulguée le 23 décembre 2022 (JORF, n° 298, 24 décembre 2022, texte n° 1). Seulement un mois plus tard, le 23 janvier 2023, le Gouvernement a déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (PLFRSS) pour 2023. L’objet principal de ce projet de loi est de réformer de manière substantielle les régimes de retraite :
    • supprimer certains régimes spéciaux de retraite (article 1er du projet déposé le 23 janvier 2023) ;
    • reculer l’âge légal de départ à la retraite de 62 ans à 64 ans et accélérer le calendrier de relèvement de la durée d’assurance déjà fixée à 43 annuités (article 7 du projet) ; 
    • fixer le régime des départs anticipés pour carrière longue, pour retraite progressive et pour des raisons liées à l’état de santé, au handicap ou à l’incapacité permanente des assurés (article 8 du projet) ;
    • fixer les conditions d’accès à un départ à la retraite à 62 ans pour les personnes usées par le travail (article 9 du projet) ;
    • revaloriser le montant de la pension minimale pour les salariés ayant effectué une carrière complètement cotisée sur la base d’un revenu égal au montant du SMIC (article 10 du projet) ;
    • fixer les conditions de prise en compte au titre de la durée d’assurance de certains stages de formation professionnelle (article 11 du projet) ;

          créer une assurance vieillesse des aidants dite « AVA » (article 12 du projet) ;

          modifier les dispositifs de transition entre la période d’activité et la période de retraite (article 13 du projet).

  1. Le PLFRSS est venu en séance publique à l’Assemblée nationale le lundi 6 février 2023. A peine une dizaine de jours plus tard, le vendredi 17 février 2023, la discussion en séance publique a été interrompue alors que seulement deux articles du PLFRSS avaient été examinés. L’Assemblée nationale n’a donc pas été en mesure de se prononcer sur l’ensemble du texte qui lui avait été soumis. Dans le cadre de la navette parlementaire, le PLFRSS a été transmis au Sénat. 
  2. Le PLFRSS est venu en séance publique au Sénat le jeudi 2 mars 2023. Seulement 9 jours plus tard, le samedi 11 mars 2023, le Sénat a adopté le PLFRSS par 195 voix « pour » et 112 voix « contre ».
  3. Le lundi 13 mars 2023, une commission mixte paritaire (CMP) a été convoquée. Réunie le mercredi 15 mars 2023, la CMP est parvenue à élaborer un texte que le Sénat a adopté le jeudi 16 mars 2023 au matin par 193 voix « pour » et 114 voix « contre ». Le jeudi 16 mars 2023 dans l’après-midi, la Première ministre a engagé la responsabilité du Gouvernement sur le vote du PLFRSS. L’Assemblée nationale n’a donc pas été en mesure de se prononcer sur l’ensemble du texte qui lui avait été soumis. Le vendredi 17 mars, deux motions de censure ont été déposées. Le lundi 20 mars, aucune motion de censure n’a été votée par la majorité des membres composant l’Assemblée nationale. En conséquence, conformément à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, le texte a été considéré comme adopté par l’Assemblée nationale.
  4. C’est dans ce contexte que le Conseil constitutionnel peut être saisi sur le fondement de l’article 61, alinéa 2, de la Constitution.

A TITRE LIMINAIRE

 

  1. En raison des liens récents entretenus par un membre du Conseil constitutionnel avec les membres du Gouvernement actuel, il sera demandé au membre concerné de ne pas siéger dans le cadre de la présente affaire.
  2. En principe, aux termes de l’article 6, paragraphe 1er, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice ».

 

  1. L’on sait qu’ « en principe une procédure devant une Cour constitutionnelle n’échappe pas au domaine de l’article 6 paragraphe 1 [de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales] », notamment lorsqu’il est question d’un litige relatif au versement d’une pension de retraite (arrêt de la Cour EDH, Grande Chambre, 16 septembre 1996, Süssmann contre Allemagne, req. n° 20024/92, points 39 et 42). La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme est bien établie sur ce point (cf. également arrêt de la Cour EDH, 24 juin 1993, Schuler-Zgraggen contre Suisse, req. n° 14518/89 – arrêt de la Cour EDH, 24 août 1993, Massa contre Italie, req. n° 14399/88).
  2. En outre, aux termes de l’article 3 de l’ordonnance organique n° 58-1067 du 7 novembre 1958 (JORF, 9 novembre 1958) :

« Avant d’entrer en fonction, les membres nommés du Conseil constitutionnel prêtent serment devant le Président de la République. Ils jurent de bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution et de garder le secret des délibérations et des votes et de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation sur les questions relevant de la compétence du Conseil. Acte est dressé de la prestation de serment ».

 

  1. Comme l’a résumé le professeur Natalie Fricero dans les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel (n° 40, juin 2013, consultable sur Internet) :

« La mise en œuvre de l’impartialité s’impose au Conseil constitutionnel indépendamment de l’épineuse question de sa nature juridique exacte : la Cour européenne des droits de l’homme soumet aux exigences du procès équitable tous les organes qui disent le droit de manière déterminante pour une contestation portant sur un droit ou une obligation civile ou sur le bien-fondé d’une accusation pénale, quelle qu’en soit la dénomination nationale, ce qui englobe sans contestation le contentieux constitutionnel ».

 

  1. En l’espèce, un membre du Conseil constitutionnel a entretenu des liens récents avec plusieurs membres du Gouvernement, en tant que membre d’un même Gouvernement. Il s’agit de Mme la conseillère Jacqueline Gourault, ancienne ministre (de 2017 à 2022), nommée en qualité de membre du Conseil constitutionnel le 1er mars 2022 par décret du Président de la République.

 

  1. Mme la conseillère Gourault a été nommée en qualité de membre du Gouvernement par le Président de la République le 21 juin 2017. Mme la conseillère Gourault a appartenu au même Gouvernement que plusieurs membres du Gouvernement actuel, à savoir notamment :

                     Mme Elisabeth Borne, actuellement Première ministre ;

                     M. Olivier Dussopt, actuellement ministre du Travail, de l’emploi et de l’insertion ;

                     M. Franck Riester, actuellement ministre chargé des Relations avec le Parlement ; –             M. Olivier Véran, actuellement porte-parole du Gouvernement.

Il a été mis fin aux fonctions ministérielles de Mme Gourault par le Président de la République par décret du 5 mars 2022 (JORF, n° 55, 6 mars 2022, texte n° 1), car Mme Gourault avait été nommée le 1er mars 2022 en qualité de membre du Conseil constitutionnel par le Président de la République lui-même. Dans ces conditions, l’impartialité objective de Mme la conseillère Gourault n’est pas assurée dans le cadre du contrôle de constitutionnalité d’une loi aussi importante que la LFRSS. D’autant plus que Mme la conseillère Gourault a défendu la nécessité de réformer les régimes de retraite lorsqu’elle était membre du Gouvernement entre 2017 et 2022.

13. En conséquence, en raison des liens récents entretenus par un membre du Conseil constitutionnel avec plusieurs membres du Gouvernement actuel, dont Mme la Première ministre et M. le ministre du Travail, de l’emploi et de l’insertion, il est demandé au membre concerné de ne pas siéger dans le cadre de la présente affaire.

 

DISCUSSION

 

14. Quatre motifs justifient que la LFRSS pour 2023 soit déclarée contraire à la Constitution :

I)     L’utilisation d’une LFRSS pour réformer les régimes de retraite

II)   Le caractère fictivement rectificatif du PLFRSS déposé un mois après la promulgation de la LFSS pour 2023

III) Le détournement d’une LFRSS pour contourner les droits que la Constitution garantit

IV)Le manquement à l’exigence de clarté et de sincérité du débat affectant la LFRSS pour 2023

 

* * *

 

I)L’utilisation d’une LFRSS pour réformer les régimes de retraite est contraireà la Constitution

 

  1. La loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 a pour objet de réformer les régimes de retraite, alors que tel n’est pas en principe l’objectif d’une telle loi, ce qui méconnaît l’article 34 de la Constitution et les dispositions de la loi organique relatives aux lois de financement de la sécurité sociale codifiées au Code de la sécurité sociale.
  2. En principe, aux termes de l’article 34 de la Constitution :

« La loi détermine les principes fondamentaux :

(…)

                    du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale.

(…)

Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ».

 

Il résulte de ces dispositions une distinction entre, d’une part, les lois ordinaires qui ont pour objet le droit du travail, le droit syndical et la sécurité sociale et, d’autre part, les lois de financement de la sécurité sociale.

  1. Aux termes de l’article LO111-3 du Code de la sécurité sociale :

« Ont le caractère de loi de financement de la sécurité sociale :

1° La loi de financement de la sécurité sociale de l’année ; 2° La loi de financement rectificative de la sécurité sociale ; 3° La loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale ».

 

  1. Aux termes de l’article LO111-3-1 du Code de la sécurité sociale :

« La loi de financement de la sécurité sociale de l’année comprend un article liminaire et trois parties :

1° Une première partie comprenant les dispositions relatives à l’année en cours ; 2° Une deuxième partie comprenant les dispositions relatives aux recettes et à l’équilibre général pour l’année à venir ;

3° Une troisième partie comprenant les dispositions relatives aux dépenses pour l’année à venir ».

 

  1. Les auteurs de l’ouvrage Les grandes décisions du Conseil constitutionnel qualifient de « cavalier budgétaire » encourant la censure les dispositions d’une loi de finances étrangères à l’objet des lois de finances (20ème édition, Dalloz, Paris, 2022, p. 384). Les « cavaliers budgétaires » des lois de finances ont comme équivalent dans les lois de financement de la sécurité sociale les « cavaliers sociaux » (Jean-François Calmette, « Les cavaliers sociaux dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », RFDC, 2005, n° 61, p. 171). 
  2. L’on sait qu’est un « cavalier social » une disposition qui « n’affecte pas directement l’équilibre financier des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale » (décision du Conseil constitutionnel, 18 décembre 2001, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2002, déc. n° 2001-453 DC, considérants 76 et 77).
  3. En l’espèce, les dispositions de la LFRSS pour 2023 ne sont pas dépourvues de tout lien avec le financement de la sécurité sociale, mais ces dispositions portent avant tout sur les principes fondamentaux du droit du travail et de la sécurité sociale. Elles devaient donc faire l’objet d’une loi ordinaire et non d’une loi de financement de la sécurité sociale. Autrement dit, la LFRSS pour 2023 peut être qualifié, dans sa globalité, de « cavalier social ».
  4. En outre, depuis la loi constitutionnelle n° 96-138 du 22 février 1996 instituant les lois de financement de la sécurité sociale (JORF, n° 46, 22 février 1996), jamais une réforme globale des régimes de retraite n’a été adoptée par le biais d’une telle loi, que ce soit une loi de financement de l’année ou une loi de financement rectificative. Les réformes de 2003 et 2014 ont respectivement fait l’objet de la loi ordinaire n° 2003-775 du 21 août 2003 et de la loi ordinaire n° 2014-40 du 20 janvier 2014.
  5. Ainsi, la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 a pour objet de réformer les régimes de retraite, alors que tel n’est pas en principe l’objectif d’une telle loi, ce qui méconnaît l’article 34 de la Constitution et les dispositions de la loi organique relatives aux lois de financement de la sécurité sociale codifiées au Code de la sécurité sociale.
  6. Les dispositions de la LFRSS pour 2023 liées à la réforme des régimes de retraite sont contraires à la Constitution. Tel est particulièrement le cas de :
  • l’article 1er tendant à supprimer certains régimes spéciaux de retraite ;
  • l’article 7 tendant à reculer l’âge légal de départ à la retraite de 62 ans à 64 ans ;
  • l’article 8 tendant à fixer le régime concernant les départs anticipés pour carrière longue, pour retraite progressive et pour des raisons liées à l’état de santé, au handicap ou à l’incapacité permanente des assurés ;
  • l’article 9 tendant à fixer les conditions d’accès à un départ à la retraite à 62 ans pour les personnes usées par le travail ;
  • l’article 10 tendant à revaloriser le montant de la pension minimale pour les salariés ayant effectué une carrière complètement cotisée sur la base d’un revenu égal au montant du SMIC ;
  • l’article 11 tendant à fixer les conditions de prise en compte au titre de la durée d’assurance de certains stages de la formation professionnelle ;
  • l’article 12 tendant à créer une assurance vieillesse des aidants (AVA) ;
  • l’article 13 tendant à modifier les dispositifs de transition entre la période d’activité et la période de retraite.
  1. Tel est également le cas des dispositions de l’article 2 de la LFRSS pour 2023 relatives aux indicateurs relatifs à l’amélioration de l’emploi des seniors, les dispositions de l’article 2 étant inséparables des autres dispositions ayant pour objet de réformer les régimes de retraite. En outre, les dispositions de l’article 2 n’affectant pas directement l’équilibre financier des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale, elles sont, par ellesmêmes, un cavalier social.
  2. En conséquence, la LFRSS pour 2023 est vouée à la censure du Conseil constitutionnel. * * *

 

II)Le caractère fictivement rectificatif du PLFRSS déposé un mois après lapromulgation de la LFSS pour 2023 est contraire à la Constitution

 

  1. La loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 a été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale un mois, jour pour jour, après la promulgation de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, ce qui méconnaît les dispositions de la loi organique relatives aux lois de financement de la sécurité sociale codifiées au Code de la sécurité sociale.
  2. En principe, aux termes de l’article LO111-3 du Code de la sécurité sociale :

« Ont le caractère de loi de financement de la sécurité sociale :

1° La loi de financement de la sécurité sociale de l’année ; 2° La loi de financement rectificative de la sécurité sociale ;

3° La loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale ».

  1. Aux termes de l’article LO111-3-11 du Code de la sécurité sociale :

« La loi de financement rectificative :

1° Rectifie les prévisions de recettes et les tableaux d’équilibre des régimes obligatoires de base, par branche, ainsi que des organismes concourant au financement de ces régimes ; 2° Rectifie les objectifs de dépenses des régimes obligatoires de base, par branche, l’objectif national de dépenses d’assurance maladie de l’ensemble des régimes obligatoires de base ainsi que leurs sous-objectifs approuvés dans la précédente loi de financement de la sécurité sociale ;

3° Rectifie l’objectif assigné aux organismes chargés de l’amortissement de la dette des régimes obligatoires de base et les prévisions de recettes affectées aux fins de mise en réserve à leur profit ».

 

  1. L’on sait que le Conseil constitutionnel censure toute disposition d’une loi de financement de la sécurité sociale qui « n’a pas d’incidence sur l’équilibre financier des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale » de l’année considérée (décision du Conseil constitutionnel, 19 décembre 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, déc. n° 2000-437 DC, considérant 52).
  2. Le Conseil constitutionnel a précisé qu’il suffit qu’une disposition d’une LFSS ait « un effet trop indirect sur les dépenses des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement » pour qu’elle soit considérée comme ne trouvant pas sa place dans une LFSS. Tel a été le cas d’une disposition concernant la règle de « limite d’âge » de certains agents publics, ce qui concerne le régime de mise à la retraite de ces agents (décision du Conseil constitutionnel, 11 décembre 2008, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2009, déc. n° 2008-571 DC, considérant 25).
  3. En l’espèce, la LFRSS pour 2023, dont le projet a été déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale un mois après la promulgation de la LFSS pour 2023, ne rectifie pas réellement cette dernière. Elle n’a qu’un effet trop indirect sur l’équilibre financier des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale de l’année 2023. 

D’une part, d’après l’avis rendu par le Haut conseil des finances publiques le 18 janvier 2023 : « La réforme des retraites aurait en 2023 un impact négligeable sur le ratio de dette. Ce n’est qu’au-delà que cet impact deviendrait significatif » (point 67 de l’avis). D’autre part, les dotations et objectifs de dépenses des branches et des organismes concourant au financement des régimes obligatoires ne sont pas réellement rectifiés par la LFRSS pour 2023 par rapport à la LFSS pour 2023, contrairement aux exigences de l’article LO111-3-11 du Code de la sécurité sociale.

  1. En effet, le titre IV de la LFRSS pour 2023 concerne, comme son intitulé l’indique, « les dotations et objectifs de dépenses des branches et des organismes concourant au financement des régimes obligatoires ». Le tableau ci-après montre bien que les dotations et objectifs de dépenses des branches et des organismes concourant au financement des régimes obligatoires ne sont pas réellement rectifiés par la LFRSS pour 2023 par rapport à la LFSS pour 2023, ce qui est contraire aux dispositions de l’article LO111-3-11 du Code de la sécurité sociale.

 

Dotations et objectifs

LFSS pour 2023

LFRSS pour 2023

Rectification

(LFRSS/LFSS)

Objectifs de dépenses de la branche Maladie, maternité, invalidité et décès

238,3 milliards €

(article 104)

238,4 milliards €

(article 14)

+ 0,04%

Objectif national de dépenses d’assurance de l’ensemble des

régimes obligatoires de base et

ses sous-objectifs

244,1 milliards €

(article 106)

244,1 milliards €

(article 15)

Aucune

Objectifs de dépenses de la branche Accidents du travail et maladies professionnelles

14,8 milliards €

(article 110)

14,8 milliards €

(article 16)

Aucune

Objectifs de dépenses de la branche Famille de la sécurité

sociale

55,3 milliards €

(article 114)

55,3 milliards €

(article 17)

Aucune

Objectifs de dépenses de la branche Autonomie de la sécurité sociale

37,4 milliards €

(article 115)

37,5 milliards €

(article 18)

+ 0,27%

Prévisions de charges des

organismes concourant au

financement des régimes obligatoires de sécurité sociale

19,3 milliards €

(article 116)

19,3 milliards €

(article 19)

Aucune

Objectifs de dépenses de la branche Vieillesse de la sécurité

sociale

273,3 milliards €

(article 113)

273,7 milliards €

(article 20)

+ 0,15%

 

  1. En particulier, l’article 7 de la LFRSS pour 2023, qui a pour objet de reculer l’âge légal de départ à la retraite de 62 ans à 64 ans, n’aura pas réellement d’incidence sur l’équilibre financier des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale de l’année 2023. D’ailleurs, les termes de l’article 7 prévoient pour la complète entrée en vigueur de ces dispositions, soit l’édiction d’un décret en Conseil d’Etat (voir la ligne n° 108 de l’article), soit une date ultérieure au 31 décembre 2023 (voir la ligne n° 185 de l’article).  
  2. Ainsi, la LFRSS pour 2023 méconnaît les articles LO111-3 et LO111-3-11 du Code de la sécurité sociale. En conséquence, la LFRSS pour 2023 est vouée à la censure du Conseil constitutionnel.

 

* * *

 

III) Le détournement d’une LFRSS pour contourner les droits que la Constitution garantit est contraire à la Constitution

 

  1. La LFRSS pour 2023 a été détournée pour contourner plusieurs principes et droits que la Constitution garantit.
  2. En principe, aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

« La loi est l’expression de la volonté générale ».

 

  1. Aux termes de l’alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946 :

« Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ».

 

  1. Aux termes de l’article 1er de la Constitution :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

  

  1. Aux termes de l’article 3 de la Constitution :

« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».

 

  1. Aux termes de l’article 24 de la Constitution :

« Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. Il comprend l’Assemblée nationale et le Sénat ».

 

  1. Aux termes de l’article 44 de la Constitution :

« Les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d’amendement. Ce droit s’exerce en séance ou en commission selon les conditions fixées par les règlements des assemblées, dans le cadre déterminé par une loi organique.

Après l’ouverture du débat, le Gouvernement peut s’opposer à l’examen de tout amendement qui n’a pas été antérieurement soumis à la commission.

Si le Gouvernement le demande, l’Assemblée saisie se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement ».

 

  1. Les pouvoirs conférés dans le cadre de la procédure de la LFRSS ont été détournés afin de méconnaître les articles 1er, 3, 24 et 44 de la Constitution, l’alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946 et l’article 6 de la Déclaration de 1789.
  2. D’une part, aux termes de l’article 47-1 de la Constitution :

« Le Parlement vote les projets de loi de financement de la sécurité sociale dans les conditions prévues par une loi organique.

Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l’article 45. Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance.

Les délais prévus au présent article sont suspendus lorsque le Parlement n’est pas en session et, pour chaque assemblée, au cours des semaines où elle a décidé de ne pas tenir séance, conformément au deuxième alinéa de l’article 28 ».

 

  1. D’autre part, aux termes de l’article LO111-7 du Code de la sécurité sociale :

« L’Assemblée nationale doit se prononcer, en première lecture, dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Le Sénat doit se prononcer, en première lecture, dans un délai de quinze jours après avoir été saisi.

Si l’Assemblée nationale n’a pas émis un vote en première lecture sur l’ensemble du projet de loi de financement de la sécurité sociale dans le délai prévu à l’article 47-1 de la Constitution, le Gouvernement saisit le Sénat du texte qu’il a initialement présenté, modifié le cas échéant par les amendements votés par l’Assemblée nationale et acceptés par lui. Le Sénat doit alors se prononcer dans un délai de quinze jours après avoir été saisi. Si le Sénat n’a pas émis un vote en première lecture sur l’ensemble du projet dans le délai imparti, le Gouvernement saisit à nouveau l’Assemblée nationale du texte soumis au Sénat, modifié, le cas échéant, par les amendements votés par le Sénat et acceptés par lui. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale est ensuite examiné selon la procédure accélérée dans les conditions prévues à l’article 45 de la Constitution ».

  1. Il résulte de ces dispositions constitutionnelles et organiques des délais très contraints qui, s’ils sont justifiés dans le cadre de l’adoption d’un projet de LFSS ayant nécessairement et réellement pour objet d’adopter ou de rectifier la LFSS de l’année, n’ont pas en principe pour simple utilité de réformer les régimes de retraite, sauf à commettre des détournements de pouvoir et de procédure.
  2. Les détournements de pouvoir et de procédure sont, à l’origine, issus de la jurisprudence du Conseil d’Etat désormais aussi ancienne que solidement établie. 
  3. En premier lieu, le détournement de pouvoir correspond à la situation où l’acte juridique est pris dans un intérêt public, mais qui n’est pas celui pour lequel les pouvoirs ont été accordés à l’auteur de l’acte. Autrement dit, il y a dans le cas du détournement de pouvoir une incohérence entre l’acte et les pouvoirs. Pour reprendre les termes de la jurisprudence du Conseil d’Etat, l’autorité ne peut pas avoir « ainsi usé des pouvoirs (…) qui lui appartenaient (…) pour un objet autre que celui à raison desquels ils lui étaient conférés » (arrêt du Conseil d’Etat, 26 novembre 1875, Pariset, req. n° 47544, Rec., p. 934).
  4. En second lieu, le détournement de procédure consiste à recourir à une procédure réservée par la loi en vue d’un objectif autre que celui que la loi poursuit, dans le but de contourner des formalités ou de supprimer des garanties. Ainsi, une autorité publique ne peut pas utiliser la procédure de réquisition de marchandises en vue de sanctionner une entreprise qui a enfreint la législation économique, dans le but de contourner les formalités et supprimer les garanties de la procédure de sanction (arrêt du Conseil d’Etat, Section, 21 février 1947, Sieur Guillemet, req. n° 78389, Rec., p. 66).
  5. L’on sait que le Conseil constitutionnel n’a jamais exclu, par principe, de constater un détournement de pouvoir ou de procédure à l’occasion de son contrôle de constitutionnalité lorsqu’un tel grief est soulevé devant lui (voir par exemple la décision du Conseil constitutionnel, 27 juillet 1995, Loi relevant de 18,60 % à 20,60 % le taux normal de la TVA à compter du 1er août 1995, déc. n° 95-365 DC, considérants 2 à 6). A une occasion, le Conseil constitutionnel a fait droit au moyen tiré du détournement de procédure (décision du Conseil constitutionnel, 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, déc. n° 93-325 DC, considérants 112 à 114).
  6. En outre, alors qu’il était saisi d’un moyen tiré du détournement de procédure, le Conseil constitutionnel a dit pour droit :

« 4. Considérant que le bon déroulement du débat démocratique et, partant, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, supposent que soit pleinement respecté le droit d’amendement conféré aux parlementaires par l’article 44 de la Constitution et que parlementaires comme Gouvernement puissent utiliser sans entrave les procédures mises à leur disposition à ces fins ;

5. Considérant que cette double exigence implique qu’il ne soit pas fait un usage manifestement excessif de ces droits » (décision du Conseil constitutionnel,

29 décembre 2012, Loi de finances pour 2013, déc. n° 2012-662 DC, considérants 2 à 6). 

 

  1. En l’espèce, l’application de l’article 47-1 de la Constitution a considérablement réduit le délai de discussion du texte litigieux à 50 jours, navette parlementaire entre l’Assemblée nationale et le Sénat comprise. 
  2. Mais ce n’est pas tout, car en raison de ce délai très contraint et réduit, jamais la LFRSS pour 2023 n’a été votée par l’Assemblée nationale. Sur les deux articles discutés en séance publique, l’un a fait l’objet d’un vote favorable, l’article 1er, un autre en revanche a fait l’objet d’un vote défavorable à une large majorité, l’article 2. Les 18 autres articles n’ont fait l’objet d’aucun vote, voire d’aucune discussion en séance publique à l’Assemblée nationale.
  3. En réalité, c’est précisément pour ces raisons que la procédure de la LFRSS a été utilisée et finalement détournée : 
    • réduire directement l’expression de la volonté générale par les représentants de la Nation souveraine ;
    • réduire indirectement l’expression de la contestation sociale dans la rue et le dialogue avec les délégués des travailleurs.
  4. Ainsi, les pouvoirs conférés dans le cadre de la procédure de la LFRSS ont été détournés afin de méconnaître les articles 1er, 3 et 24 de la Constitution, l’alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946 et l’article 6 de la Déclaration de 1789. En conséquence, la LFRSS pour 2023 est vouée à la censure du Conseil constitutionnel.
  5. L’affaire est d’une importance toute particulière. Comme l’a souligné un juriste constitutionnaliste : 

« Dans sa décision du 3 juillet 1986, le Conseil précise bien que cette utilisation [de l’article 47-1] se justifie, car il s’agit de « mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ». À défaut, le Conseil a jugé, dans sa décision n° 83-161 DC du 19 juillet 1983, que de telles dispositions ne s’appliquaient pas aux lois de règlement qui ne revêtent aucun caractère urgent. Or c’est là que le bât blesse. Si la réforme des retraites n’est pas votée en mars, mais en juin, il n’y a péril ni pour les comptes sociaux ni pour l’avenir des retraites. Quelle que soit la position de chacun sur cette réforme, nous ne sommes pas sur cette échelle de temps. Or, une telle disposition peut conduire à ce que la réforme ne soit adoptée par aucune chambre avant la lecture définitive et ne soit vraiment examinée dans son entier qu’au moment de la Commission mixte paritaire. Si d’aventure le texte devait être validé dans ces conditions, très défavorables au Parlement, cela voudrait dire qu’il y a un blanc sein du Conseil à l’usage de cette procédure sur toutes les futures lois sociales » (Benjamin Morel, « Constitution et pouvoirs publics – 3 questions à Benjamin Morel », JCP G, n° 4, 30 janvier 2023, p. 146).

 

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IV)Le manquement à l’exigence de clarté et de sincérité du débat affectant laLFRSS pour 2023

 

  1. La procédure d’adoption de la LFSS pour 2023 n’a pas respecté l’exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité du débat parlementaire.
  2. En principe, l’on sait que :

« Aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale ». Aux termes du premier alinéa de l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants ». Ces dispositions imposent le respect des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire » (décision du Conseil constitutionnel, 20 décembre 2019, déc. n° 2019-795 DC, considérants 2 à 11).

  1. En l’espèce, le débat parlementaire n’a manifestement pas été clair et sincère eu égard à ce qu’implique une réforme aussi importante que celle concernant les régimes de retraite. En effet, l’Assemblée nationale n’a pas pu examiner en séance publique l’ensemble des articles du PLFRSS pour 2023. Le PLFRSS est venu en séance publique à l’Assemblée nationale le lundi 6 février 2023. A peine une dizaine de jours plus tard, le vendredi 17 février 2023, la discussion en séance publique a été interrompue alors que seulement deux articles du PLFRSS avaient été examinés. Témoigne également d’un manque de transparence l’absence de communication de l’avis rendu par le Conseil d’Etat sur le PLFRSS.
  2. Ainsi, la procédure d’adoption de la LFRSS pour 2023 n’a pas respecté l’exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité du débat parlementaire. En conséquence, la LFRSS pour 2023 est vouée à la censure du Conseil constitutionnel.

 

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  1. Pour l’ensemble de ces motifs, la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 est contraire à la Constitution.

 


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